On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l'abondance (qui n'exclut pas les restrictions et les limites) et, surtout, de la liberté : on fait des plats « élastiques », qui « abondent », comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre ( presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la louche ou à la cuiller, évitent d'avoir à trop mesurer et compter – à l'opposé de tout ce qui se découpe, comme les rôtis. Cette impression d'abondance, qui est de règle dans les occasions extraordinaires et qui vaut, dans les limites du possible, pour les hommes, dont on remplit l'assiette deux fois (privilège qui marque l'accès du garçon au statut d'homme), a souvent pour contrepartie, dans les occasions ordinaires, les restrictions que s'imposent les femmes (en prenant une part pour deux, ou en mangeant les restes de la veille), l'accès des jeunes filles au statut de femme se marquant au fait qu'elles commencent à se priver. Il relève du statut d'homme de manger et de bien manger (et aussi de bien boire). »
Au « franc-manger » populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d'abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n'a jamais l'air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et se ressert discrètement. On mange dans l'ordre, et toute coexistence de mets que l'ordre sépare, rôti et poisson, fromage et dessert, est exclue : par exemple, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table, jusqu'à la salière, et on balaie les miettes. Cette manière d'introduire la rigueur de la règle jusque dans le quotidien […] est l'expression d'un habitus d'ordre, de tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué. A travers toutes les formes et tous les formalismes qui se trouvent imposés à l'appétit immédiat, ce qui est exigé – et inculqué -, ce n'est pas seulement une disposition à discipliner la consommation alimentaire par une mise en forme qui est aussi une censure douée, indirecte, invisible (en tout opposée à l'imposition brutale de privations) et qui est partie intégrante d'un art de vivre, le fait de manger dans les formes étant par exemple une manière de rendre hommage aux hôtes et à la maîtresse de maison, dont on respecte les soins et le travail en respectant l'ordonnance rigoureuse du repas. C'est aussi une manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires, essentiellement communes, en faisant du repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique.
Pierre Bourdieu, « La distinction », 1979, Editions de Minuit